journal
Le cri du pangolin

La liberté au jour le jour


AleC LloyD ProBert

Ce journal débute le 17 mars 2020, premier jour du confinement décrété en France pendant la pandémie de covid-19. Les entrées du journal rédigées pendant les 55 jours de confinement sont visibles sur le calendrier par leur couleur, depuis le rouge pour le jour 0 du confinement, jusqu'au vert pour le dernier. Ce journal s'achève le 31 mai 2020, veille du retour au bureau.

Bonne lecture.

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Jour 75
Dimanche 31 mai 2020
Excipit.

Tout passe. Cette méchante petite phrase me revient parfois en tête quand je contemple des phases de ma vie; et qu'elles soient agréables ou détestables, la survenue de cette méchante petite antienne, comme un acouphène moralisateur, force toujours une distance stoïque sur le cours des choses, en leur ôtant la saveur que peut revêtir la patience en faisant fi du fait que l'objet de l'attente soit une joie ou une révulsion.

Ces soixante-seize jours de parenthèse (de 0 à 75, cela fait bien 76) ont passé eux aussi. Il semble que le monde humain a beaucoup changé en quelques jours, on pourrait pompeusement dire avec les commentateurs inspirés que le 21ème sicèle commença en 2020.

A l'heure où j'écris ces lignes, des millions de personnes meurent de faim, d'autres millions ont perdu pour toujours leur emploi, d'autres se font matraquer par les tenants du monopole de la violence physique légitime, dans les pays dits développés où les peuples paraissent encore inconscients de la double menace caractérisée par la raréfaction des ressources en énergies fossiles, dont dépendent la santé des économies dont les conséquences sur le climat sont déjà visibles, et aux perspectives très préoccupantes pour les bipèdes et les quadrupèdes qui marcheront encore sur la planète dans cent ans.

Tout passe... y compris la liberté.

Jour 74
Samedi 30 mai 2020
Délai tenu.

Après quatorze heures de travail acharné, j'ai terminé de peindre l'ensemble des hexels un jour avant le délai raisonnable que je m'étais fixé. En ces deux mois et demi d'enfermement, je suis parvenu à peindre trois tableaux et demi, avec une sorte de cohérence d'ensemble, qui autoriserait sans doute leur présentation conjointe sur un même mur.

Cliquez pour repositionner au hasard

Il n'est pas impossible que j'aie pu apprendre quelque chose pendant ce temps d'enfermement, ou que quelque pensée personnelle, pour peu que leur existence soit possible dans l'univers pollué d'informations dans lequel je vis, se soit développée à mon insu. Je tâcherai de scruter en moi, chaque matin qui viendra désormais, si la formulation de cette pensée personnelle mérite d'être traduite en graphieros, et associée au visage de K qui pense à quelque chose avec un air préoccupé, les deux petits doigts devant les lèvres comme pour s'empêcher de laisser s'envoler quelque chose d'indicible.

Jour 73
Vendredi 29 mai 2020
Selfclavage.

Je crois n'avoir jamais peint aussi intensément que ces derniers jours. Une fatigue s'est installée dans mes genoux, à force de rester assis en tailleur, pinceau à la main. Habituellement, le fait de croiser les jambes dans l'autre sens permet d'inverser la tension, mais ce n'est plus le cas depuis ce matin. J'ai fait en sorte de pouvoir terminer la peinture des hexels au plus tard samedi midi, au grand mieux ce soir, même si cela revenait à infliger à mes genoux et mon dos un peu plus de fixation.

Je ne sais pas encore si je souhaite écrire dans chacune des cellules, ou sur quelques chemins seulement. La rupture imposée par le retour à l'emploi lundi me permettra d'imprimer la distance nécessaire à la prise d'une décision.

Pour l'heure, l'indécision est totale, et mon esprit est l'esclave de la construction minutieuse de ces milliers de blocs de couleurs hexagonaux.


Jour 72
Jeudi 28 mai 2020
Comme avant.

J'ai appris hier que je devais retourner travailler au bureau dès le lundi 1er juin. Cette date arrêtera la rédaction de ce journal, qui n'a que trop duré. Je reprendrai peut-être la publication de pensées sur un autre format, sans la contrainte quotidienne que je m'étais imposée pour ce journal.

Je ne parviendrai pas à terminer le tableau qui est sur mon chevalet avant la reprise de mon emploi, toutefois j'espère achever la peinture de l'ensemble des hexels avant dimanche soir, et cela nécessite d'oeuvrer sans relâche d'ici là.

Je veux garder ma palette fraîche, et mon oeil intact, avant qu'il ne soit souillé par le différent quotidien imposé par le rythme du métro, de la routine employée, de la distance vis à vis de la toile. Je veux avoir terminé de peindre ces couleurs dimanche, pour pouvoir me concentrer sur la rédaction du texte en graphieros qui viendra s'y nicher. Je l'écrirai pendant mes trajets dans le métro, et le peindrai quand je pourrai, le matin, comme avant.

La vraie poésie a sa place dans le métro, et pas sur les affiches.

Jour 71
Mercredi 27 mai 2020
Un calme.

Il règne un calme affairé dans cette parcelle de la ville avant l'heure de midi. Au loin quelques moteurs de voitures ou de camions en ligne semblent converser avec les cris d'enfants épars, dont les jeux interdits résonnent une outrance tolérée par les prochains fragiles encore confinés, qui regardent cette version de liberté du haut de leurs balcons, du haut de cette fraction du soleil distribué au peuple ce matin, par un ciel provisoirement bienveillant.

Il règne un calme de coeur de cyclone, sur ce point du monde humain. Les corps le savent et voient les murs tournoyant au loin, mais les corps prennent le temps de s'asseoir un temps pour regarder passer quelques oiseaux. Ils nous rappelleront l'idée d'une innocence primale fantasmée par le citadin, pour faire taire la crainte des barbaries que le retour à la nature lui ferait rencontrer.

Il règne un calme de convalescence dans ce petit timbre de l'univers.

Jour 70
Mardi 26 mai 2020
Mélancolie du tuteur.


Une pensée perdue pour une idée pas née
Laissée nonchalante sur un bout de sol
Elle venait du lointain des années
Et dirigeait comme une boussole
Le fil du tuteur des désirs
Une pensée laissée là
A vibrer et rosir
Comme tous ceux-là
Pensaient grandir
Sans en rire.



Jour 69
Lundi 25 mai 2020
Le visage de K.

Ma toile me prouve que chaque jour est différent. Le visage de K apparaît doucement sous mon pinceau, maintenant que la naissance de l'oeil est apparue. Ces couleurs acidulées sont particulièrement agréables à appliquer. Le passage brutal d'un cyan clair à un ocre rouge provoque en moi quelque chose de comparable à la sensation de la paume caressant quelque duvet soyeux.

Vous n'avez encore aucune idée de l'expression que porte le visage de K. Moi si.

Et c'est à propos.

Rare lecteur, patience, dans une semaine environ vous saurez aussi.

Jour 68
Dimanche 24 mai 2020
Considérations intempestives.

Voir arriver une grande vague depuis un petit oppidum d'opulence, en pensant qu'il fera peut-être office d'ilôt.

Imposer la focale du bonheur sous peine d'exclusion du radeau.

Tout ce qui ne parle pas du bonheur doit être marqué du sceau de la bizarrerie.

Tout ce qui est bizarre est la norme banale d'un autre monde.

Tout ce qui est banal ici est affreusement immoral ailleurs.


Jour 67
Samedi 23 mai 2020
La grain du papier.

Un robinet d'informations économiques inquiétantes semble s'ouvrir graduellement. Ici doit fermer une grosse entreprise, ici nous perdons de la liberté, là s'enveniment des conflits, en dessous se raréfient des ressources, et partout chacun construit autour de son pécule des défenses à base de pics enterrés.

Il faudrait détourner le regard de ces incontinences quotidiennes, et penser à de belles choses, comme une manufacture durable de papier locale, pour préparer le retour inévitable de ce moyen de communiquer quand dans des décennies encore lointaines, il sera devenu trop cher ou impossible d'utiliser des ordinateurs parce que les dizaines de métaux qu'ils contiennent ne pourront plus être minés par faute de pouvoir abreuver de pétrole les machines qui les minent. Avec tous ces vieux cartons, ces vieux vêtements qui traînent, il y aurait de quoi en fabriquer, des cahiers cousus à la main avec des aiguilles en os taillées au silex.

Penser des actions sans dépendance au pétrole impose cet exercice intéressant de régression causale, qui mène inévitablement au travail manuel, le seul peut-être avec un avenir quasiment certain.

Jour 66
Vendredi 22 mai 2020
Champ libre ?

Aujourd'hui je suis non-voyant, absorbé entre les oeillères du tableau en cours, dont l'aspect présent ne peut encore rien indiquer à son regardeur quant au sujet représenté. C'est une de ces phases ingrates qui prennent fin grâce à un seul petit hexagone de couleur, à un moment incalculé.

Pour cette maille de 2723 de ces hexagones, je vais bientôt composer un texte. Je commence presque à envisager l'idée de l'émergence hypothétique d'une vision partielle d'une approche relative d'une mesure éventuelle de la force de l'envie de commencer à penser à un sujet. Des thématiques claires sont déjà lisibles dans les trois tableaux que j'ai peints pendant l'enfermement. Et elles sont peut-être parfois plus radicales que ce que je m'autorise dans le français de ces lignes.

J'attends qu'il pleuve pour que nous allions nous promener avec K. La pluie fait fuir les pangolins, et laisse à nos pas un champ libre pour aller gaiement et démasqués.

Ce matin il y avait un masque sur le sol, retiré d'une poubelle par un corbeau affairé.

Allez baste.

Jour 65
Jeudi 21 mai 2020
La lisière.

Je fais partie souvent de la foule qui abhorre les foules, et la distance sur ce fait qu'il me plaît de croire que je cultive ne change rien à l'abhorration. Des armées de pangolins tracent des cercles sur des cartes, à la recherche d'une place solitaire au milieu des autres places solitaires déjà prises par d'autres pangolins.

On prendra la voiture pour manger au milieu des fourmis et sous le cul des tiques. Parce qu'il faut bien en profiter maintenant, avant que la crise économique n'arrive vraiment.

Je suis une tête de plus dans le cheptel des bêtes à cornes qui paissent en lisière, sans doute moins protégé que les cornes qui broutent au milieu du lot, à la merci des canines qui pourraient risquer un reflet derrière l'enclos. Ici l'herbe est plus haute et plus difficile à atteindre, il faut tendre le cou et les lèvres pour en caresser les pointes du palais. Ici parfois, il fait silence, un silence si rare et si doux que le vacarme des cornes qui s'entrechoquent des têtes broutantes pousse à la recherche de la dernière lisière.


Jour 64
Mercredi 20 mai 2020
Et les souhaits.

Il reste encore quelques applaudisseurs dont le nombre et l'intensité s'étiolent soir après soir. Dix jours après le désenfermement, les masques tombent sur cette vaste pangolinade.

Oubliés les vertueux souhaits des mourants revenus à la vie. Les promesses formulées dans la peur et l'isolement ne sont pas tenues quand les harnais resserrés forcent les yeux sur les sillons, et que la seule pensée possible est celle qui consiste à tenir, pour ne pas lâcher le sabot au prochain pas jeté dans la boue.

Avec l'été qui vient, avec le corps qui se veut montrer et reproduire, il conviendra d'écarter le souvenir de l'hiver qui empieta sur le printemps en le gâchant, et tout ce qui ravivera ce souvenir sera tabou.

Ainsi voguent les distances et les pensées, permises pour certains par l'enfermement. Leur destin est celui des feuilles posées sur les rivières.

Jour 63
Mardi 19 mai 2020
Une parabole.

Une rage de dent propulse ma dent qui souffre au centre du monde sensible. Toutes mes pensées sont obsédées par la résolution du seul problème qui existe dès lors, et qui prend la forme de cette douleur aiguë, locale et pointée. Tout me pousse à ne faire que considérer l'avènement rapide de la guérison, pour museler la douleur.

Puis.

Une fois la dent traitée, je fais en sorte au début de respecter les recommandations sanitaires, de bien brosser, dans le temps et la fréquence impartis, et mes gestes sont encore mus par le souvenir de la souffrance. Pendant ce laps de temps, les autres dents bénéficient de ce traitement de faveur, et toute la bouche est saine à l'excès.

Puis.

Le souvenir de la douleur s'efface sous les coups de la routine apaisée, et je relaisse au rebus peu à peu les attentions particulières que je portais à la santé, quand la souffrance d'alors était trop intense dans la pulpe de la molaire; estimant peut-être sans le savoir que mes bonnes pratiques avaient en quelque sorte capitalisé du temps que j'allais pouvoir attribuer à l'indolence.


Jour 62
Lundi 18 mai 2020
Beauté mobile.

Matin calme et industrieux, à l'horizon rendu crasseux par les véhicules déconfinés. Deux ouvriers percent le sol en bas, sous le soleil déjà trop fort d'une journée que les inconscients continuent d'appeler "belle" parce qu'elle serait sans nuage. J'ai plus de goût pour les jours où la pluie se dépose doucement, longuement, par petites gouttes raides, sur le sol qui peut la boire à son rythme. Voilà une belle journée pour la terre. Qu'ils aillent dans des déserts, les bronzeurs de derrières! Qu'ils se fassent cuire l'épiderme pour parader leur utilité sexuelle! La beauté est contextuelle, et pour le contexte qui vient, le crachin qui nous déprimait en pénétrant insidieusement nos laines sera le paradis perdu des demains caniculaires.


Jour 61
Dimanche 17 mai 2020
Retour aux champs.

On devrait commencer à voir s'accumuler peu à peu les incitations à fuir les grands centres urbains, pour rejoindre de petites villes, ou même les champs. Avec un monde en contraction énergétique, moins de machines pourront fonctionner, mais il faudra bien nourrir tous ces humains que la ville (et en premier lieu les banlieues) ne peuvent plus soutenir.

On ira donc se réfugier dans les campagnes, juste avant que celles-ci ne s'assèchent dangereusement. Les frontières seront fermées pour les pauvres, dont les révoltes réduiront encore la valeur des vies humaines.

Avant d'en arriver là, nous verrons les productions de la propagande nous montrer des visages souriants de familles oeuvrant dans des champs verdoyants. On nous contera l'histoire de ce petit producteur devenu riche avec les nouvelles méthodes de culture qui sont celles d'avant-hier. On nous vendra le moyen-âge sous la forme d'une innovation.

Jour 60
Samedi 16 mai 2020
Corps de droite.

Des yeux ahuris, apeurés. Des regards qui tournent avec crainte pour vérifier que tout est en ordre de paix sur le visage des autres. Des commerces imposent le port aux clients qui font la queue avec obéissance. Un vigile impose aux clients qui pénètrent le magasin de se gel-hydroalcooliser les menottes. Ce n'est pas chez eux qu'on l'attrapera. Ce n'est pas chez nous non plus. C'est dans la rue, dehors la menace, comme toujours. Nos corps sont devenus de droite.

Jour 59
Vendredi 15 mai 2020
L'avenir de l'esclavage.

Les moteurs tournent à plein régime pour garantir le nôtre. Les machines sont nos esclaves, sans lesquelles nous serions des esclaves réels. Nous sommes des esclaves imaginaires, symboliques, pour la plupart. Nous sommes asservis d'une façon ou d'une autre par notre dépendance au système sans lequel nous mourrions de faim ou des causes multiples qui faisaient crever nos ancêtres avant l'âge de trente ans. Nous sommes asservis à ce mode de vie. Mais nous ne sommes pas vraiment des esclaves, ou du moins pas tant que des machines travaillent pour nous, et tant que nous pouvons abreuver ces machines avec de l'énergie.

Nous aimons nous faciliter l'existence. C'est un vrai plaisir de se faire servir, de pouvoir rêvasser le ventre plein, de boire des choses fraîches et sucrées en ayant gentiment chaud. Nous aimons donner des ordres, que ce soit à des machines ou à des humains, à des objets en (de) somme. Alors, si nous avons moins d'énergie à puiser de la terre, nous pourrons abreuver moins de machines. Et quand nous aurons atteint les limites des possibilités d'optimisation énergétiques des machines, il y aura moins de ce luxe banal du quotidien pour tout le monde. Il y aura alors de plus en plus d'esclaves réels. Les quelques grands maîtres du monde qui cumulent les ressources restantes pourront alors envisager de décroître peu à peu, sans jamais ressentir le moindre changement dans cette facilité de vivre qui caractérise "la superbe brute blonde rôdant en quête de proie et de carnage" 1.

1. Nietzsche, La Généalogie de la morale

Jour 58
Jeudi 14 mai 2020
Les pangolins.

Je suis vraiment sorti pour la première fois ce matin, pour acheter un joint pour les chiottes, de la peinture et de la colle. Parmi la très grande majorité des prochains qui portent des masques, les usages sont cependant très mauvais. Une bonne moitié de ceux-là laissent le nez dehors, d'autres en grand nombre s'en servent de minerve. Aucun ne le porte sur le front, mais beaucoup se le touchent et se grattent encore le visage.

Comme client, c'est agréable de se faire gel-hydroalcooliser le terminal de paiement avant de pouvoir s'en servir. Mais on accélère ainsi la résistance de souches virales et de bactéries bien agressives. Nous autres humains aimons bien les rustines. Et les rustines sur les rustines. Et puis un jour on parviendra au bord du précipice, alors on sautera, avec la plus belle esthétique, une dernière bonne figure.

Jour 57
Mercredi 13 mai 2020
Parler.

Je viens de signer le troisième et dernier tableau de ce tryptique de confinement. J'ai aussi décidé de rebaptiser les deux premiers tableaux, pour que la série soit cohérente:

voir entendre parler


La série est bouclée, dans tous les sens du terme.

Jour 56
Mardi 12 mai 2020
Le limon.

Voilà dans le ciel les belles traînes assassines des avions qui tracent les flèches vers l'inconnu. Voilà sur la terre les grues qui tournent et soulèvent les monuments sans éternité qu'il faut ériger pour rembourser des usuriers sans visage. Voilà des joies dans les jambes des libérés pour quelques jours frivoles. Voilà des fronts noués sous les menaces cumulées de la mort immédiate ou de longue agonie par pauvreté.

Où vont les idées nées dans le silence, perçues par les ridules qu'elles opèrent à la surface apaisée des choses, quand le vacarme éclabousse et mélange les liquides ? L'épais limon riche de promesses retourne dans la centrifugeuse, où chacun de ses grains isolément reste impuissant à devenir terreau fertile. Il faut du silence et de la paix pour composer de la terre, il faut du temps et des idées longues pour se préparer à l'hiver.

Jour 55
Lundi 11 mai 2020
Labour, à rebours.

Un salaire de base pour tous prépare involontairement une population corvéable pour un monde où les machines par lesquelles nous nous sommes engraissés et cultivés ne pourront plus être alimentées en carburant.

Pour pouvoir continuer à en bénéficier, ceux-là devront retourner aux champs, ceux-ci donner des ordres, et les autres les surveiller. Une disparition des savoirs liés à la pensée et à l'écriture, dont la démocratisation est aussi un des fruits historiquement permis par l'essor des machines, et donc des énergies qui les ont permises, autorise un retour à une segmentation sociale où les érudits sont minoritaires, où l'écriture et la comptabilité sont les bases du pouvoir et de la maîtrise coercitive.

Alors, dans la phase transitionnelle où les actifs seront amputés des compétences littéraires comptables et cognitives par l'essor de technologies remplaçant la composition et la réflexion par des algorithmes, re-transformant ainsi les humains en machines et les préparant à la servitude; il vaudra mieux conserver quelque part un peu de ce savoir écrire, compter, penser, et inventer.

Jour 54
Dimanche 10 mai 2020
Dernier jour avant le suivant.

Les vacanciers sont rentrés peu à peu, pour pouvoir se refaire un garde-manger avant le jour d'après. Les gueux qui sont restés les regardent de travers, les accusant secrètement de traîtres quand ils désiraient vraiment les coins de nature, les portions de liberté supplémentaires que les résidences secondaires auront ménagés pour les chanceux. Mais les gueux et les traîtres viendront grossir ensemble les rangs des transportés dans les flux rouverts du domicile au trepalium.

Dès demain, le nez sous le masque et les yeux dans de nouvelles oeillères de crainte des corps et de peur de la pauvreté, on se laissera emmener en suivant les flèches sur le sol, en montrant son laisser-passer. Au temps de la réflexion permis par l'enfermement succède celui de la résignation, de la tête baissée, de la volonté à ordre et de la peur, des réponses instinctives aux attaques portées contre nos besoins fondamentaux de gagner notre pain, de nous loger, de ne pas crever de maladie.

Les lecteurs de 1984 savent qu'il s'est formé la place idéale pour l'ennemi permanent, insaisissable, et se demandent à quoi ressemblera la minute de la haine.

D'ici là, fermez donc les yeux, ouvrez grand une fenêtre et respirez doucement, pendant que le temps reste un moment à l'arrêt. Une course va commencer, et les places sont limitées.

Jour 53
Samedi 9 mai 2020
Le matin.

Derniers silences matinaux. On entend battre son propre coeur quand les moteurs sont à l'arrêt, et que dorment les prochains.

Puis les prochains s'éveillent, s'ébrouent et bruissent. Les portes s'ouvrent, les enfants crient et les roues crissent. Là-bas, un vieux pose un tapis sur la rembarde de son balcon, pour pouvoir le battre, éjectant poussières et acariens vers les voisins du bas qui ne le savent pas encore. Ouvriront-ils leur porte à cet instant pour respirer bouche ouverte et yeux vers le ciel le matin frais qui chante ?


Jour 52
Vendredi 8 mai 2020
Refoulements.

La bonne odeur de gaz d'échappement remplira progressivement l'air ambiant et nos narines, plus que jamais, chaque possesseur de véhicule individuel jugeant habile de l'utiliser comme bathyscaphe pour se prémunir de l'hypothèse éventuelle d'un décès par covid-19, mais augmentant sa probabilité de crever dans un accident de voiture. Qu'importe, jusqu'à ce que le prix de l'essence n'explose véritablement, attendons-nous à étouffer de nouveau sous les refoulements nauséabonds des voitures individuelles.

La libération ne devrait pas être associée au retour à la fournaise.


Jour 51
Jeudi 7 mai 2020
Visages de la révolte.

La foule se massifie devant la ligne de départ. Quand elle voudra courir, la foule, elle écrasera quelques faibles sous ses pieds sans yeux. Il ne fallait pas venir, si c'était pour finir sous nos semelles. Il faudra courir vite, il faudra bien lever la cuisse, pour sortir en tête des évaluations. Courir en rond devant des juges de vie et de mort. Vous, dehors, vous, dedans. Vous à droite, vous à gauche. Et par dessus les nuques, des robots sans aile comme autant de moustiques géants, pour que la peur de la matraque vienne du ciel.

Si tous les visages sont masqués, il faudra pouvoir reconnaître le peuple d'une autre façon. Quoi de mieux que de se relier à l'organe presque intérieur qu'est le téléphone intelligent ? Les robots sans aile comme autant de moustiques géants sont déjà prêts pour cette fonction. Il suffit de le décider. Les fluides vitaux passent tous par le téléphone intelligent; accès à l'argent virtualisé, accès au monde social, accès à l'information... si une autorité autorisée s'y reliait pour exercer coercition, elle pourrait paralyser toutes sortes de révoltes.

Il y aura des révoltes à la mesure de la diminution des sources d'énergie fossiles. Il y aura des contractions monétaires pour la même raison. Mais la foule se massifie devant la ligne de départ, chacun dans son véhicule individuel, rempli à la gueule d'essence toute fraîche. Les moteurs vibrent, prêts à pomper un peu plus de sève, pour un dernier tour sans gloire, nécessaire.


Jour 50
Mercredi 6 mai 2020
Une question.

Qui veut revenir à l'ère dure
Quand nous n'avions que des bras
Et qu'il fallait dans l'air pur
Trimer pour un morceau de gras?


Jour 49
Mardi 5 mai 2020
Rotations.



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Jour 48
Lundi 4 mai 2020
L'enflure.

Les forages doivent se faire plus en profondeur, à mesure que s'épuisent les filons de surface que les premières creusées avaient révélés. Parler de rien, c'est simplement creuser, dans l'espoir d'atteindre la substance désirée. Alors si c'est le voyage qui compte et pas la destination, l'ouvrage serait plus noble que le minerai, et je comprendrais pourquoi certains affirmèrent que pouvoir faire oeuvre de rien est magnifique, paradoxal et très humain. En graphieros, le verbe créer est un agglomérat des mots [ faire + avec + rien ]. A notre échelle macroscopique, c'est un non sens physique. S'il n'y a rien, rien ne peut faire. Si l'on peut faire, c'est qu'il y a quelque chose pour faire. Mais à l'échelle symbolique des humains, ce faire serait parthénogénétique, et ce rien enflé de toute la présomption de notre espèce, sans laquelle peut-être jamais ne se serait dévelopée cette poche frontale qui remplace les ailes, les griffes et les yeux des rapaces, et nous fait croire tous puissants, "comme maîtres et possesseurs de la nature".

Jour 47
Dimanche 3 mai 2020
La paix, la peur.

Le ciel est couleur de béton, plat, clair presque blanc. Il fait silence et menace de pluie, la dernière semaine de paix s'annonce avant le prochain tumulte. Peurs en tous genres s'agglomèrent:


Alors, une semaine de paix n'est pas de trop, avant l'orage d'acier.

Jour 46
Samedi 2 mai 2020
Symétries.

D'habitude c'est par écrire que commencent les journées, mais aujourd'hui je suis allé directement au chevalet, laissant pour plus tard la rédaction de ces lignes, avec l'espoir d'avoir quelque chose à dire qui ne soit en nulle façon relié au grand tube qui nous distribue le bol alimentaire des informations quotidiennes, déterminant nos focales et orientant nos réactions en fonction de nos sensibilités politiques. Mais peut-on vraiment éviter cette grande distribution ?

Dans le grand mouvement des choses et des événements, tout est relié d'une façon ou d'une autre, comme le moindre détail d'une forme fractale l'est à l'ensemble. Se laisser aller, ou résister, sont deux mouvements compris dans cet ensemble, et qui contribuent à dessiner les évolutions des circonvolutions de sa forme. On peut bien entretenir l'illusion d'y faire des choix, si cela peut garder la folie à bonne distance sociale. Encore ici, dans l'abîme des miroirs opposés, toute réaction est déjà envisagée, et possède sa contrepartie symétrique.

Applaudir, afficher, rire, narguer, s'insurger ou valider, ployer la nuque ou relever le nez; valses des spirales interconnectées dans un liquide coloré, à la fois origine et finalité, renouvellement permanent de réactions d'épiderme, pendant que les nuages s'épaississent au dessus des têtes, pendant que la nature prépare pour les humains des actions sans calcul, sa part massive dans le flot des spirales, son grand cadre où nos jappements inaudibles révèleront leur réelle ampleur.

On ferait bien de danser, maintenant.

Jour 45
Vendredi 1er mai 2020
Dehors.

Elle aura l'amnésie
Qui s'ouvrira au dehors
Quand ce sera l'hérésie
D'être tactile encore

Elle lancera des fleurs
Vers le ciel et des pleurs
Pour fêter la liberté
De son rêve déserté

Mais à l'éveil les pieds fragiles
Dans le rythme des nuées
La coulée des foules agiles
Encadre son corps sinué

Rentre dans le rang sans dépasser
Pour produire un morceau de perte
Chante dans le sang des passés
Pour oublier l'île verte

Et demain quand le toit brûlera
Elle aura la frénésie
C'est liberté qu'elle accusera
En priant plus d'anesthésie.

Jour 44
Jeudi 30 avril 2020
1 sortie: supermarché
Grisou.

Mai va commencer, chargé d'épais nuages qui pressent les parents et les travailleurs de songer au labeur, d'envisager dans les jours qui viennent le port des charges, de préparer leurs dos à la pesanteur et aux lourds contrôles, d'éroder la liberté qu'avaient peut-être trouvés leurs esprits dans l'enfermement, en la rebattant dans l'espace public, dans les transports contaminés, pour rejoindre, si la chance leur sourit, l'emploi, cette sorte dévoyée de travail. Le ciel accompagne d'une épaisseur grise la perspective de la dépression, comme un automne aux abords de l'été.

Il faudrait se réjouir de revenir dans la course aveuglée vers le précipice climatique, eh quoi, on aurait encore le temps, visiblement, à ce qu'il paraît du temps qu'il fait autour de la bulle.

" Profitez-en ! Profitez-en ! ", tonne la cloche d'avant minuit, frôlée par les vents grossisant de la nuit masquée par la geste de nos artifices. " Repentez-vous ! Repentez-vous ! ", crissent les vautours du lointain de l'avenir. Passant de l'un à l'autre, perdant tête et pensée, on se saoûlera encore de pétrole et dans la griserie, on n'aura pas vu s'éclipser la lumière du jour libre.

Jour 43
Mercredi 29 avril 2020
Une expérience sur les rats.

Joie et introspection pour les uns, peine et torture pour les autres; l'enfermement fait loupe sur nos conditions préexistantes. Enfant, j'ai vu 'Mon oncle d'amérique' d'Alain Resnais, dans lequel les tribulations des protagonistes sont mises en parallèle avec des expériences comportementales menées par le professeur Henri Laborit. Et c'est cette séquence tout particulièrement qui m'est restée:



Ceux pour lesquels cet enfermement imposé est une expérience de détente, de relaxation, de découverte intérieure, sont ceux qui possèdent une telle porte, leur permettant de fuir les décharges. Pour eux, la menace de la décharge est néantisée par la conscience de la pouvoir fuir sans souffrir. Pour les autres, qui n'ont pas cette chance, ils doivent subir l'électricité sans pouvoir lui échapper, et vivre avec la menace permanente, qui ronge, et finit par entamer la raison et le corps.

Où se situe le curseur parmi vos proches, est-ce du côté des passeurs de porte, sains et prestes, ou de celui des reclus, misérables et mourants ? Le résultat de la majorité vous indiquera dans quelle couche sociale vous vivez, si vous n'en aviez pas déjà la conscience.

Bientôt, toutes les portes vont s'ouvrir.

Jour 42
Mardi 28 avril 2020
A l'étude.

J'ai préparé la grille pour ce troisième tableau de confinement, sur un ancien tableau qui méritait d'être oublié.

J'ai rédigé le texte qui viendra s'incruster dans les cellules, et qui parle de ( ... ) :



Une nappe de gros nuages tournoie dans le carré de ciel que je constate depuis mon bureau. J'aime savoir le mauvais temps, les pluies du printemps, depuis mon alcôve. Ce vent-là me pousse à l'étude.


Jour 41
Lundi 27 avril 2020
1 sortie: pharmacie, supermarché
Un petit cyprès.

Ce matin rien
Et demain non plus
Promène ton chien
Avant l'afflux

Presque dehors
La cohorte des corps
Hurle contrit
Depuis ta patrie

Et demain rien
Le lendemain peut-être
Tu promèneras tes biens
Sans en omettre

Tout comme avant
Juste avant la misère
Ton rire bravant
La rouge lumière

Ainsi d'après
On fit de liberté
Un petit cyprès
Sans trop nous heurter

Jour 40
Dimanche 26 avril 2020
La révérence.

J'ai terminé de peindre cet oeil de K qui regarde au haut. J'ai dans ma réserve une petite toile vierge allongée, sur laquelle il me sera peut-être permis d'envisager la commission d'une troisième peinture de confinement.

C'est peut-être un adieu à la nature que nous nous serons offert, pendant ces quelques semaines où la frénésie des humains, rendue intérieure et forcée de décélérer brutalement, aura laissé de l'oxygène, du silence et de la vie aux parcelles de sauvagerie délaissées. Un adieu avant que le retour en avant ne précipite encore notre course vers les inéluctables conséquences dont nous connaissons la gravité depuis un bon demi-siècle, et contre lesquelles il est impossible d'agir. Alors, pour les chanceux auxquels il est donné la richesse de cette respiration, l'opportunité élitaire de la contemplation, l'insigne privilège de relever la tête de l'auge et de pouvoir rendre plus obtus l'angle de vision contraint par des oeillères, s'ils peuvent écouter l'air qui passe, il porte dans ses vagues adoucies de printemps la signature d'une révérence.

Devant la mésange affairée entre les feuilles des rosiers, son petit coeur chamadé dans notre temps en pause, des promeneurs patauds et hébétés découvrent une idée de l'impensable bonheur.

Jour 39
Samedi 25 avril 2020
Contre-soirée.

De mon balcon je prends les gens de haut, avec l'aplomb provisoire qu'alourdit le surplomb. Je toise les crânes, trace leurs trajectoires, mesure les distances qui séparent les crânes les uns des autres. Des crânes masqués encore minoritaires croisent des crânes confiants, à la promenade, au chien ou aux courses, à l'enfant ou à l'effort.

Arrivé au niveau de la rue, les crânes se font corps, et leur proximité menaçante conduit à préparer ses trajectoires. Tout corps est un distributeur d'exsudats, écrin d'étrons et terrain de cultures. Je veux nous voir dans deux ans pour constater si nous avons vraiment changé pour longtemps.

De deux appartements ouverts dans la nuit tiède émanaient hier soir les sons de soirées, organisées par des humains de moins de trente ans, s'autorisant un écart joyeux dans les hurlements de retrouvailles alcoolisées, avec pour seuls masques ceux des corps sociaux retrouvant leurs codes, leurs objectifs pariétaux de conquêtes génétiques non-dites, qu'exhalent toujours les printemps chez les pré-reproducteurs.

J'imagine sans peine l'envie que leur groupe suscite auprès des isolats adjascents, qui condamnés tard le soir au soliloque doivent entendre les ondes sonores des ombres refraternisant autour de litres d'éthanol, pour eux chaque rire visserait quelque chose de pointu dans une chair retenue. Je me demande combien d'appels à la Police ces petites soirées auront suscités, quelle proportion de délateurs dans cette banlieue de l'ouest, chanceuse et aérée ?

Cette célébration de la vie par les uns pourrait conduire d'autres à la mort. Mais tous ces délateurs, eux, sont déjà morts à la vie. La vie agit comme l'eau qui se fraye des passages dans les roches les plus dures, elle est comme ces végétaux qui transpercent le béton. La vie est souvent hostile à la raison.

Jour 38
Vendredi 24 avril 2020
La bonne distance.

Il me tarde d'avoir la distance de quelques décennies sur ce moment, s'il est permis à mon corps et mon esprit de pouvoir le considérer avec les travaux des historiens, leur patiente analyse, le calme de l'objectivité asymptotique, et l'ensemble des faits sans les filtres myopes de la propagande assénée au présent.

Que savions-nous de Tchernobyl en 1986 ?

Que savions-nous de l'Irak après le 11 septembre 2001 ?

Sur le moment, et dans la crainte, nous recevions la perfusion de sources médiatiques limitées à quelques chaînes de télévision et de radio, déjà asservies. Aujourd'hui, les bras de la rivière sont multiples, mais les sources sont tout aussi lointaines, inaccessibles, passées par le tamis de nos peurs, nos attentes et tous les biais à particule ("... de Confirmation, de Jugement, de Raisonnement, d'Optimisme, de l'Angle Mort...") dont la liste effroyablement longue peut se retrouver ici.

La bonne distance est celle de l'Histoire, pas celle dont nous oreilles sont rabattues constamment. Il faudrait que nous pussions tous nous déplacer vêtus de combinaisons couvrantes et étanches. Un pauvre masque, sans rien pour protéger les yeux, c'est inconsistant, c'est une réduction du risque, pas son éradication statistique. Et finalement, ce n'est pas si faux que beaucoup ne savent pas comment l'utiliser. Par là il ne faut pas entendre qu'ils ne savent pas comment le mettre autour du crâne, mais comment ne pas le retirer à tout bout de champ, ou le laisser sur la tête ou le menton, qui ont peut-être reçu des gouttelettes, ou été touchées par des mains souillées et inconscientes. Porter un masque est excessivement contraignant par toutes ces précautions.

Ne vous moquez pas des premiers qui porteront des casques filtrants complets. Vous vous moquiez des porteurs de masque en février.

Jour 37
Jeudi 23 avril 2020
L'humeur de Pépé Q.


Jour 36
Mercredi 22 avril 2020
Une sorte de rivière.

Cela fait quelques jours qu'en m'asseyant à mon bureau, devant la portion de fenêtre qui cadre cette fraction de Boulogne-Billancourt, je ne trouve rien à écrire, et reste mâchoire dans la paume à passer en revue les branches du bras d'un grand sapin que j'aperçois en second plan. La régularité excessive de mon organisation dont les exsudats picturaux semblent témoigner empêchent cependant mon cerveau de succomber à la dilution du temps, au floutage des jours, que d'autres subissent peut-être. Chaque jour, chaque semaine sont rythmés de même manière, mais ce que porte mon chevalet, et ce que supportent ces lignes témoignent bien de la plus grande ressemblance de ces fluides temporalités avec un cours d'eau sans cesse renouvelé. Accepter d'être fixé à son rivage, les yeux remontant la surface de l'eau à la recherche de mouvements, de sens dérobés, espérant que des vies incalculées viennent surprendre la torpeur du forçat méditant.

La liberté n'a jamais été aussi proche. Il suffirait de se couper quelque temps des vacarmes où sont charriés les informations unicellulaires que nous minons quotidiennement pour conserver quelque lien avec le réel. Faire taire cette connexion pour autoriser les autres, et laisser dialoguer le silence, pendant un moment, avec les rapides bruissants des pensées.

On pourrait alors s'abandonner à la liberté plutôt que de la vouloir conquérir. La laisser chanter plutôt que de l'asservir.

Dans ce silence nouveau, on s'apercevra bientôt qu'aucun clapotis ne se ressemble.

Il sera bien assez tôt de retourner à la construction des barrages.

Jour 35
Mardi 21 avril 2020
1 sortie: supermarché
L'accord.

Le texte qui servira de matériel génétique au petit tableau qui siège sur mon chevalet est prêt:



Celui-là est sorti d'une traite, comme cela peut arriver dans ces moments rares où coïncident une ouverture d'esprit et des choses à dire. Quand ces deux ingrédients sont réunis dans les proportions adaptées, différentes à chaque fois, alors ce qui s'appelle antiquement l'inspiration fait contruire une oeuvre, sans en garantir jamais la réussite.

On peut être très ouvert, très souple d'esprit à un instant, mais manquer de choses à dire. Alors ce sera une page blanche, ou des mots oiseux. On peut être garni de choses à dire, ou même obsédé par cette seule chose-là qu'on a pour ambition de délivrer, mais simultanémant manquer de souplesse et d'ouverture d'esprit, et ce sera la page blanche, ou des couches de ratures, ou quelque monolithe sans âme.

L'accord harmonique est si rare qu'il est démesurément mythifié, au point de faire oublier qu'il est rendu possible par une dose conséquente de travail et d'expériences, qui déroulent ensemble le clavier où peut avoir lieu l'accord.

Le temps du jugement viendra après, une fois la poussière retombée, avec une ou plusieurs nuits, mois, pour distancier les biais narcissiques. Et là, d'un geste, ce moment magique de l'inspiration partira en boule à la corbeille, ou sera proposé à quelque finitude moins preste.

Jour 34
Lundi 20 avril 2020
De la mauvaise poésie.

Qu'est-ce qu'un mauvais poème ?

Si l'on en croit Nietzsche dans sa Généalogie de la morale, les concepts de "bon" et de "mauvais" trouveraient leur origine dans l'affirmation vitale des dominants (Nietzsche fait-il référence à une histoire de l'humanité imaginée pour son propos, ou établit-il des profils psychologiques dont la lecture peut s'appliquer à toutes les époques, ou les deux?). Partant d'eux-mêmes, les dominants établiraient comme "bon" tout ce qui émane de leur action. Le "mauvais" se définirait par contraste. Or, du point de vue du dominé, les valeurs seraient inversées, le "méchant" étant alors défini comme tout ce qui relève de la force, de la puissance, et le "bon" trouvant synonymie avec la douceur, la bonhommie, la faiblesse.

De quel point de vue m'imaginé-je donc quand je pose cette question: qu'est-ce qu'un mauvais poème ? La réponse n'est pas nécessairement dans la question.

Dressons une liste provisoire pour poser ce qui m'apparaît comme typique du mauvais poème:

Il est tout à fait louable d'entreprendre la composition de poèmes, depuis notre cellule. Mais les artifices que j'ai listés bloquent la vue des horizons voulus par l'auteur, ne laissant au lecteur qu'une pénible chevauchée emphatique dans un environnement déjà balisé, sans surprise, où l'âme du poète fait défaut. Mais où est son propos ?

Voici quelques recommandations pour sortir des chemins pavés, et pour déployer du paysage entre les mots:

Allez baste.

Jour 33
Dimanche 19 avril 2020
Un rift.

La terre a bougé. Comment est l'air tout en haut de la crète ? Depuis cette hauteur, tout un paysage nouveau est maintenant visible.

Les non-héroïques qui reprendront leur voiture après l'enfermement auront peut-être plus d'accidents qu'à l'ordinaire, déshabitués qu'ils seront de conduire. A leur retour de la résidence secondaire, les non-héroïques trouveront peut-être leur domicile détroussé par des cambrioleurs.

La cictrice faite rift séparant les non-héroïques des héros, des esclaves des "seconde" et "troisème lignes" se remplira d'un pus haineux. Le contraste sera puissant entre ceux-là, tous forçats à différents degrés, dressés les uns contre les autres par l'accès inégal au point d'eau assèché. Les premiers seront peut-être légion pour abandonner ce qu'il nous reste de liberté, quand les seconds seront réprimés dans le sang, comme ils l'étaient déjà avant la parenthèse.

Jour 32
Samedi 18 avril 2020
Point du jour.

Boulogne-Billancourt, grande ville animée dans les temps où les contacts physiques étaient naïfs, trouve maintenant un silence total à quatre heures du matin, quand les oiseaux dorment encore, jusqu'à ce qu'un merle fier réponde premier au pacte convenu du "premier réveillé chante pour éveiller les autres", il ne s'agirait pas de rater le lever du jour, dans les jardins du Point éponyme.

Ces jardins enclos garnis d'habitats pour volatiles heureux nous font oublier la course incontrôlée qui fait passer le printemps pour l'été. Il paraît que si l'on cessait toute activité aujourd'hui, l'accélération du réchauffement se poursuivrait encore pendant vingt ans au moins. Que faire de cette perspective, quand la nôtre est fixée au rivet du jour, à la pointe qui nous cloue chez nous, et que les solutions pour tenir sont toutes corrélées soit à l'hédonisme, soit au développement d'une utilité sociale à caractère local ?

Alors que les corps des non-héroïques sont frustrés par l'impossible essor de leurs territoires, leur interdire de prendre une longue douche, un bain bullé, leur retirer les satisfactions neurologiques immédiates de la consommation de produits industriels nocifs à tous niveaux autres que ceux de quelques marchés planèticides, conduirait tous ceux qui n'ont pas l'expérience des sages des montagnes à la dépression, dont les conséquences sociales sont difficilement prévisibles.

Ajoutez à cela l'impression nécessaire que l'action individuelle de limiter sa consommation d'eau et de consommer des produits raisonnables, est sans aucune conséquence pour freiner la course du climat; quand devant votre évier, à quantifier l'eau que vous vous servez, vous pensez aux parcours de golf à Dubai, ou à leur piste de ski d'intérieur.

Le sentiment de culpabilité ne devrait pas incomber aux consommateurs, qui sont automatisés par ailleurs par les communications publicitaires les plus habiles, les plus proches de nos neurones pour rester loin de notre conscience. Aussi, d'un côté tout le corps est porté vers les désirs assemblés par le ciblage intelligent de la réclame, et de l'autre il est martyrisé par la menace approchante du cataclysme climatique, tenu pour responsable parce qu'il continue à acheter ce foutu paquet de chips, parce qu'en le faisant c'est lui qui arrache les poumons de la Terre ?!


Jour 31
Vendredi 17 avril 2020
Baste.

Il m'est impossible de commencer à écrire ce matin.
Je suis trop happé par ce qui se passe sur mon chevalet. Alors baste.

Jour 30
Jeudi 16 avril 2020
Hauts plateaux.

J'ai préparé une grille pour le tableau que je commence aujourd'hui. Je devrais pouvoir le terminer avant que le désenfermement ne soit enclenché.

Il illustrera cette deuxième phase caractérisée par l'atteinte du pleateau, au bout duquel le parcours fléché se poursuivra vers le retour à l'emploi pour les plus chanceux. La meute nourrie au tube que nous sommes est invitée à se mettre en rang, pour placer sous son palais les propagandes du jour afin de les diffuser progressivement dans le corps, jusqu'à ce qu'elle se changent en nécessités vraies, en impératifs vitaux, en échines ployées.

Il s'agira bien d'éviter le soulèvement des peuples comprimés, nous le pressentons tous, car la propagande dévoile les spectres des perspectives économiques carbonisées, injectant dans le corps social la peur continue de la catastrophe, imposant une réaction immunitaire inévitable. COmmunauté VIDe d'espoir, contre laquelle le seul remède est l'oxygenation, la coulée d'argent dans les veines et les organes du malade, pour en fixer les images de l'idéal ancien qui mène la Terre humaine vers le progrès.

Propagandes et contre-propagandes ressemblent aux mouvements que prend le café quand du lait s'y ajoute en fin filet. L'effet est hypnotique, ces formes fractales sont si harmonieuses dans leurs entremêlements sans origine.

Arrivés sur le plateau, et fatigués par cet effort, nous pouvons nous agiter et courir comme des volailles décapitées. Nous pouvons aussi nous asseoir sur ce plateau, pour contempler le chemin que nous avons emprunté. Trois ou quatre siècles s'achèvent peut-être, et cela fait quelque part un joli coucher des astres.

Jour 29
Mercredi 15 avril 2020
Symptômes: néant
Sous le masque.
Il m'aura fallu dix-huit jours de confinement pour peindre un tableau qui m'en aurait pris soixante auparavant. Au delà de cet aspect vulgairement productiviste qui est la conséquence nécessaire de l'accroissement du temps qui m'est disponible pour commettre de l'art, c'est la consistance même de ce temps étiré qui autorise une concentration et une cohérence de longue durée, qu'empêche en temps normal la nécessité de trancher les journées avec le couperet de l'emploi. Brique après brique, minute après minute de manière subreptice, se construisent des petites choses qui nous sont grandes.

Le tableau qui précède 'sous le masque' révèle à l'inverse ce chaos décousu d'un quotidien hyper fragmenté ('la clé', visible ici). On y pressent la rumeur et la bigarrure de l'existence urbaine, son tumulte, sa pression, sa fuite et sa compression. Le contraste entre les deux tableaux est saisissant. Le premier est un oeil ouvert dans une sorte de serrure sur un état chaotique du monde, le second est une bouche close, contemplative, méditant calmement une révolte intérieure mâtinée des élans de la liberté. Inutile de dire quel état reçoit ma préférence.

Jour 28
Mardi 14 avril 2020
Symptômes: mal de gorge et ganglions.
1 sortie: supermarché
Pleine gamelle.

Tout le texte qui figurera sur le tableau est écrit:



Je ne traduirai pas ce qu'il pérore, la clé étant disponible ici.

Il ne serait pas impossible que je terminasse sa transcription sur le tableau aujourd'hui, si la fatigue accumulée par quelques mauvaises nuits m'autorise un effort supplémentaire à celui de ma récente habitude.

Nous avons appris hier soir que nous restons enfermés jusqu'au 11 mai. Perroquets et analystes trouvent ce matin gamelle pleine.

Adolescent je pratiquais la bande-dessinée. Ceux qui connaissent les tableaux que je peignais il y a sept ans et plus savent que cela quelque part m'est resté. Tiens, pour rappel, voici un tableau que j'ai peint pendant cette période qui précède l'invention et l'utilisation du graphieros: Le fractionnement du perçu en cellules trouve son origine dans la bande-dessinée. Je parle de cela parce qu'hier j'ai pensé à ce petit personnage, qui pourrait animer quelques bandes à caractère comique, et que j'ai baptisé Pépé Q:



Je ne sais pas encore si j'en ferai quelque chose, mais s'il advenait que je voulusse faire parler Pépé Q, le lecteur de ce journal se doute des sujets qu'il aborderait.

Alors vivat !

Et au chevalet.

Jour 27
Lundi 13 avril 2020
Le corps des autres.

N'écoutez jamais ceux qui attribuent un sens à l'Histoire, même s'ils paraissent doctes, bien lavés et frottés de culture. Dans la mesure où il est strictement impossible de maîtriser tous les paramètres du sensible, puisque cela nécessiterait de connaître la trajectoire de toutes les particules de l'univers, de faire fi du principe d'indécision, et de connaître l'histoire complète de chaque particule depuis sa naissance.

Maintenant que ce préambule est classé, je veux parler du corps des autres, celui que l'on touchait avant d'être enfermés, pour le saluer, pour s'y connecter en tant qu'animal plein de sensibilité. Du jour au lendemain, ce corps est devenu une menace, un danger contradictoire avec notre nature de primates sociaux. Plus les jours passent et plus les cris et les applaudissements que j'entends chaque soir ressemblent à l'appel du corps social en manque de lui-même, dans la contradiction torturante d'exhiber ce corps bruyant aux autres que l'on craidra d'approcher de trop près sur la voie publique.

Et cela va durer, cela va faire culture. La peur de la souffrance et de la mort nous désassemble, et prohibe pour longtemps l'expression du mécontentement populaire à travers un corps manifesté, soudé et chaleureux, qu'il est pour le moment impossible de remplacer par quoi que ce soit de dématérialisé.

Quand la vie est en jeu, la liberté devient un luxe, et nous acceptons volontiers d'en perdre les acquis essentiels au profit du contrôle et de la coercition, pour peu que ceux-ci nous garantissent de connaître des jours prochains. Plombés dans l'abrutissement des horizons masqués, de la courte respiration des jours, nous attendons une remise de peine en cultivant l'espoir de retrouver le corps des autres tel que nous l'avions quitté. Nous sommes en pleine mutation, nous faisons sans le savoir l'expérience de notre génie d'espèce en matière d'adaptation, parce que cela ne peut pas ne pas être. Ce que nous avons connu des bribes de démocratie s'en est allé.

Nous savons que le sens des mots va changer, nous avons dit que la liberté rimerait peu à peu avec danger, et que la pauvreté de cette rime s'effacerait progressivement à mesure de sa redéfinition. Mais cette lumière doit rester allumée, protégée dans le sanctuaire intérieur, comme la grande victoire qu'on ne voudra jamais oublier, et dont on souhaitera préparer la terre pour y planter le noyau. Elle germera de nouveau. Ce n'est pas un cycle, il n'est aucun sens à cette Histoire, mais c'est le grand désir du corps de l'humain libre.

Jour 26
Dimanche 12 avril 2020
Vivre caché.

Il existe une joie de l'anonyme qui confine au masochisme. Vouloir être vu quand c'est dans l'ombre que l'on évolue, vouloir être entendu quand c'est le murmure d'une langue inconnue qui s'effile dans la clameur suractive du marché, et trouver dans l'ignorance subséquente du spectateur absent les signes d'une distinction radicale, alors qu'ill s'agit simplement d'un usage inexistant ou malhabile de la mercatique.

Devant des spectateurs imaginés, l'auteur déroule sa draperie, fige des poses et agite des idées. Il s'imagine devoir plaire à des parcelles de lui-même, qu'il a arrachées de son enveloppe pour leur prêter des vies d'observateurs, de critiques et de laudateurs, sous les applaudissements desquels se déploie sa rhétorique sans véritable adversaire.


Jour 25
Samedi 11 avril 2020
Sexe, mort.

Vous devez bien aimer la vie, si c'est le titre qui vous amène ici.

Animal empli de désirs et de curiosité, qui danse pour séduire et chante pour célébrer, nous avons besoin de cérémonie pour habiller nos instincts, dans les plus beaux habits que la nature à elle seule n'avait jamais prévus pour nous.

Des codes compliqués, des séries de mystères cryptés, pour pouvoir retrouver notre plus simple appareil, quand la confiance est révélée. Être enfin nu devant l'autre, pour le grand jeu sérieux.

Qui ne joue pas les codes passe pour un brutal. Qui se joue des cérémonies devient un animal. Et tout humain revenu à la source bestiale est une espèce de criminel.

Nous condamnons à mort qui méprise la vie, et vivons l'instant de l'échafaud comme un lien supplémentaire qui unit les initiés. On peut être condamné à mort sans perdre la vie, qui n'en a pas fait l'expérience ? La mise à l'écart par un groupe humain fait office de sentence mortelle, l'échafaud est monté de silence, d'ignorance et d'oubli. En ce sens, il existe toujours un groupe pour lequel nous sommes condamnables, il existe pour nous tout autant de coupables.

Et les fautes d'une époque seront les normes des prochaines. Les cérémonies d'un territoire les hérésies d'un autre. Ainsi dansent les morales comme les draperies du danseur de corde.

Sexe et mort ont été pliés dans nos bagages, avant de rejoindre l'île désertée. Nous les porterons avec nous jusqu'au bout du monde, et si notre monde devait finir dans la plus grande anarchie, il se trouverait toujours des foyers autour desquels chanter et danser notre instinct de poète.

Jour 24
Vendredi 10 avril 2020
Clinamen.

Toutes les têtes se pressent vers la seule sortie. L'image est celle d'un nuage de points devenant surface, flèche dardée sur l'entrebâillement dont la preuve de l'existence n'est apportée que par cet attroupement. Une forte tête se déplace, entraînant dans son sillage la surface de têtes dégradée. C'est cela, être à la pointe, valeur suprême dans toute idéologie de progrès, tout comme le fait d'être aiguisé, pénétrant, pointu.

Quant à la souplesse, il faut la révérer pour le corps de la flèche, jamais pour sa pointe. Être souple doit être vertu pour tous ceux qui ne seront jamais les dirigeants, car comment ordonner des mouvements à un corps atteint de raideur ? Dès lors, tout ce qui découle de la souplesse devient la base d'une redéfinition de ce qui est bon. L'encolure molle, qui peut s'ouvrir au joug et recevoir sa pression, doit aussi recouvrir des muscles sans fatigue.

Aux dominés la performance, aux dominants le performatif.

Jour 23
Jeudi 9 avril 2020
Une liste.

Aux perroquets et juges, hableurs de bonne conscience, censeurs de lumière, concepteurs d'échafauds, équarisseurs de prés carrés, géomètres des idées, ablateurs d'essors, moyennistes frénétiques, dévideurs de sommets, pérorateurs d'évidences, signataires tardifs, poseurs de guerre, tristes-en-paix, fâcheux, rédempteurs et frustrateurs, explorateurs de tiroirs, génies fratricides, méritants militants, coupeurs de membres sains, petits chefs aboyeurs, premiers de la classe, concasseurs de gonades, porteurs de vérités, faiseurs d'esclaves, usuriers, dévôts; les humains libres vous adressent un majeur bien tendu.

Jour22
Mercredi 8 avril 2020
Le robinet et le tube.

Alors?

Te reste-t-il des victuailles dans le garde-penser ? Examinons si la métaphore est bonne. La nourriture la plus fraîche est disponible à profusion, on pourrait passer ses journées la bouche sous son robinet, à s'en faire le transit continu, digérant sans cesse les liquides, excrétant d'un méat béat le flux tendu des informations intarissables.

Nous partageons avec le prochain un même tube digestif, relié à cette source unique. Les nourritures de longue conservation semblent moins attrayantes, par ce qu'elles nécessitent de préparation, de sacrifice. Suis-je plus pensé que je ne pense ? Je tourne la tête de ce côté, il me semble avoir entendu du bruit par là-bas. Et toutes nos têtes communes regardent vers le même bosquet suspect, attendant qu'il remue, qu'il en sorte quelque réponse qui nous impulse à fuir, ou nous laisse paître paisiblement, un oeil sur l'herbe et l'autre sur la lisière. Ce carré est désherbé, remplacé par une bouse, ainsi des carrés d'herbe suivants, jusqu'à ce que le terrain balisé de bouse soit totalement nôtre.

C'est sublime ce que nous avons fait en survivant, sublime de beautés et d'horreurs, des choix heureux et des erreurs sans correction. Des erreurs de génie et des conneries infâmes. Et c'est parce que nous savons paître que nous savons construire des monumentum aere perennius. Pour autant, le spectacle de notre grégarité à travers la mienne propre, mise en surlumière par la crise et la condamnation qu'elle a posée pour beaucoup de figer son corps sous une seule source; ne cesse de me surprendre. Je lis en moi-même la palette réactive dont nous nous servons toujours pour faire appel: rébellions, démonstrations distinctives, concerts de répétitions, récitations bien élevées, ignorances et silences aux yeux ouverts sur des vides, puis, finalement, la froide distanciation par l'illusion partielle d'une analyse. En bref, le pugilat habituel que nous nous plaisons à mettre en scène entre la liberté et le déterminisme. Conscient d'être une donnée aléatoire faisant moyenne, cohérent jusqu'à la moelle pour les scientifiques humains du futur, je me dis que le stoïcisme a de beaux jours devant lui.

S'aventurer dans cette clairière après notre passage, c'est risquer de se souiller les pieds. Mais cela ne dépend pas de nous.

Jour 21
Mardi 7 avril 2020
La lisière.

Au bord, une sorte de muraille embrumée masque la vie dont on pressent l'effervescence dangereuse. C'est un haut mur végétal et dense qui respire comme un torse, c'est une membrane aux effluves fleuries dont les sucres odorants nous attisent. Approchant une oreille à l'orée on entendrait crier, de ces cris affairés des animaux au travail. Par ici bruisse le feuillage au passage d'un corps indéterminé, par là des pas s'accélèrent puis s'arrêtent à l'approche d'une proie. Par moments, les coïncidences font silence.

Si l'on posait la paume à la pointe des feuilles qui gardent la lisière, on sentirait leurs pics s'étonner de la peau, on croirait presque appartenir alors à la respiration du mur, d'avant en arrière, l'écho de la nature battrait dans notre poing.

Des têtes d'insectes curieux s'aventurent sur des branchettes, et nous dévisagent avant de retourner à la besogne. Leurs pattes occupées font des musiques que l'on ne peut entendre.

En risquant un oeil dans une brèche verte, on chercherait la trace d'un chemin qu'indiquerait de la lumière. On voudrait alors du dos des mains écarter les feuillages, inspirer, puis y placer son corps.

La forêt dense se doterait alors d'un animal supplémentaire, d'un autre messager.

Jour 20
Lundi 6 avril 2020
1 sortie: supermarché
Trésors et vermine.

Il ne devrait rester que le substrat de nous-mêmes, après tant de jours de filtration. Mais ce n'est pas encore assez pour nous révéler.

Sur l'île déserte nous avons tout emporté, sans le savoir. Les trésors comme la vermine s'y trouvaient déjà ensablés, dans les profondeurs dont on grattait habituellement les grains de surface.

La vermine s'est installée, elle a trouvée ses repères dans notre ombre, pour y évoluer en discrétion. Et pour peu qu'on n'ait pas discerné leurs châtoiements, les trésors enfouis resteraient encore à découvrir, tout bien comme avant notre départ.

C'est de l'or qu'on peut faire pousser, quand il trouve la lumière.

Vingt et un jours ne suffisent pas encore à nous changer en prospecteurs de conscience, nous avons conservé des traces de la Ville dans la forme de nos routines. Cette plage paraîtrait infinie, ses sables se renouvellant au gré des vagues qui charrient sans cesse de nouvelles informations, laissant sur le rivage autant de charognes pour nourrir les survivants.

C'est un archipel plutôt qu'un désert, nous sommes visibles depuis nos plages. Nous risquerons-nous dans l'épaisse végétation qui couronne le coeur de notre île ? Nous pouvons tout aussi bien nous contenter de marcher le long du rivage, pour garder à vue les lointains solitaires qui cerclent autour de leur île, et dont l'existence même du corps nous fait signe et nous rapproche, malgré la mort liquide qui nous sépare.

Nous pourrions très bien attendre que le niveau de l'eau s'abaisse, dégageant les chemins d'avant l'exode, pour nous prendre dans les bras les uns des autres, et chanter la gloire d'un été nouveau.

Et si le niveau de l'eau ne baissait pas?

Mais en s'approchant de la lisière, nous entendons peut-être les appels étouffés d'une nature inconnue, et ses promesses de sources fraîches, de nourritures nouvelles, ses terres sombres, odorantes et riches, où poussent des lierres de fruits colorés, aux parfums veloutés.

Les trésors sont enfouis là-bas, et si nous voulons fuir la vermine qui a élu domicile dans nos pas, nous devrons fendre la fôret sans nous retourner.

On ne trouvera jamais sur la plage de quoi construire un radeau.

Jour 19
Dimanche 5 avril 2020
Depuis l'enclos.

Les pieds nus dans l'herbe et l'épaule au soleil
Dans la lasse joie qui suit l'accomplissement
Du vrai travail

J'aime hériter de son propre dépassement
En rendant à la terre le simple appareil
Des gaies trouvailles

Je vois son corps en rêve allonger sa fatigue
Sur le dôme vert d'un sous-sol à peau prodigue
Où m'éveiller.


Jour 18
Samedi 4 avril 2020
Jaune de Naples.

Assis devant le clavier à huit heures ce matin pour tenter de bien tempérer la journée, je m'aperçois que ma tête pivote entre chaque phrase en direction du dehors, où le silence des humains sommeillant est ponctué par les discours des pigeons aux accents de Boulogne-Billancourt. Un ciel sans couverture laisse baigner la lumière jaune de Naples du soleil rasant, apaisant les ombres aiguës et orthogonales des immeubles qui entourent le sapin. Je ne sais rien écrire d'autre ce matin que l'étal de ce vide attentif, la pensée viendra plus tard, elle sortira de chez elle comme les bravaches aux canidés, où les coureurs affairés, qui déroulent à chaque foulée l'optimisme des marchés.

J'ai sur mon chevalet de la vie à transfuser, dans chaque cellule, des codes à injecter, espérant que l'organisme se meuve ensuite de lui-même. Cette bouche close, légère et fraîche comme un fruit de printemps, accueillera des mots des idées pour un temps.


Jour 17
Vendredi 3 avril 2020
Sur le chevalet.

J'aurai bientôt terminé de peindre les hexels du tableau qui fait fleurir la bouche de K, et je travaille déjà sur le texte en graphieros, dont les glyphes viendront se nicher au coeur de ces cellules hexagonales. Je me sens la métaphore pratique du généticien, introduisant dans le giron de membranes vides le matériel du code de la vie.

J'ai peu d'espoir que les rares lecteurs de ces lignes prendront la peine d'en séquencer le message, mais si toutefois il leur prenait de vouloir s'y atteler en ces périodes de temps libre, ils trouveraient ici la liste des glyphes du graphieros créés à ce jour, et ci-dessous les onze premières lignes du texte:

Je n'en donnerai pas moi-même la traduction, car je veux réserver aux cultivateurs de patience les fruits de la mienne.

Au chevalet.

Jour 16
Jeudi 2 avril 2020
Symptômes: néant
La vieille au chat.

Du haut de six étages, je vois les humains en plongée. Du haut de ma distance, je peux tracer les stratégies d'évitement des passants, les arcs de cercle qu'ils décrivent pour s'écarter, comme un ballet de cordes souples.

Il est une vieille ici qui ne déroge en rien à ses habitudes passées, et passe sa journée à quadriller le quartier, des sacs vides à la main. C'est la vieille qui nourrit les chats des parties communes, c'est la vieille qui vous parle de loin alors que vous n'avez pas cherché l'interaction, la vieille qui porte un jugement acide sur tout, et qui le pèse sur la voûte de son dos et de ses rides, comme la trace profonde d'une aigreur mauvaise.

Elle porte la main devant le nez et la bouche en guise de masque, quand elle croise d'autres humains, puis une fois qu'elle les a passés, marque une pause, se retourne, entonne un commentaire inaudible depuis ma loge, avant de reprendre sa route, ponctuée de ces didascalies unilatérales.



La vieille au chat est parfaitement apprêtée. Elle porte des sortes de soquettes d'enfant, vernies et propres, des hautes chaussettes claires, jupe et manteau prune, serre-tête sombre sur des cheveux d'argent tirés à blanc. Son expression resserre une sorte de courroux permanent, qui rend tous les passants qu'elle hâpe coupables de quelque forfait. Pour elle, peut-être, tous les humains sont coupables, et seuls les animaux sont innocents, purs, même si comme les autres humains, ils ne répondent pas quand elle s'adresse à eux.

Je me demande qui elle accuse de tout cela, car même si le bouc est un animal, je suis sûr que la vieille au chat l'enverrait au désert.

Jour 15
Mercredi 1er avril 2020
Symptômes: c'était peut-être une sinusite. Toux sèche le soir.
Perspectives psycho-sociales.

Je pense à la richesse future des études que mèneront les psychiatres sur les effets de ce que traversent les enfermés et les sauveurs, en espérant qu'ils n'oublient pas d'écouter les sociologues, pour prendre en compte tous les paramètres socio-économiques dans leur mesure des effets du confinement.

Au-delà du partage de l'expérience commune de l'isolement pour les premiers et du travail nécssaire pour les seconds qui nous sauvent en nous soignant, nous nourrissant et nous surveillant, il faut imaginer que la marque imprimée par l'appartenance à la caste des enfermés ou de celle des sauveurs restera visible, d'une manière ou d'une autre, dans le corps social. Qu'avez-vous fait pendant l'occupation ?

Je pense aussi à tous les enfants dont le jeune âge permet d'être encore marqué au fer rouge pour l'existence toute entière par la mémoire de cette peur collective de la menace extérieure et permanente, par un contrôle parental hygiéniste sur-appuyé, par la présence aux fenêtres et sous les lits de la mort bien réelle. Devenus majeurs, quelle sensibilité auront-ils à propos de l'idée de liberté, quand elle aura été associée à la peur pendant quelques mois de leurs meilleures années ?

Car si les adolescents d'aujourd'hui formeront peut-être une génération d'hédonistes provisoires, en réaction immédiate à la compression contraignante du contexte confiné, les enfants qui leur succèderont viendront peut-être resserrer plus encore la ceinture autoritaire qu'ils auront absorbé comme modèle d'existence juste et bonne, comme solution aux troubles extérieurs.

Ne vous époumonez pas trop vite devant les hippies qui viendront, quand les bottes leur succèderont.

Jour 14
Mardi 31 mars 2020
Symptômes: calmes au matin, légère toux au soir.
La cueillette.

Epais, rond et poli dans un accord humide
Il tâte l'air du monde du bout de la narille
L'air est aussi doux que son abord l'est timide
Il gonfle un petit torse de fine morille

Mais y a t'il des dangers dans ces calmes sous-bois
Où l'humus épouse tendre son col courtois ?
"Rien ne semble pouvoir s'opposer à moi !"
Décrète alors le fonge en bombant le surmoi

"Je ne serai ni algue, ni girolle ou mycose,
Et combattrai dans des duels sans transigeance
Les protozoaires non acquis à ma cause."

Toute pourriture de la plus belle engeance
Fera de l'ignorance un chancre universel
Tout comestible finira dans l'escarcelle.

Jour 13
Lundi 30 mars 2020
Symptomes: retour progressif du goût et de l'odorat. Toux légère le soir, non sans psychose.
1 sortie: supermarché
Psittacisme.


Vous qui lisez ces lignes aujourd'hui, dans les pics de la pandémie, verrez bientôt fleurir partout des articles ou des vidéos de spécialistes amateurs au sujet de la crise économique durable et inédite dans laquelle se serait engagée l'humanité, et dont l'ombre menaçante fait vibrer les fibres survivalistes qui nous sont incorporées, en tant que nous sommes les plus récents survivants de tous les humains qui nous ont précédés.

Attentistes, optimistes, méfiants, paranoïaques, naïfs, chacun se grime de l'habit de stratège, évaluant au doigt mouillé la réaction à mouvoir qui serait la plus favorable pour lui ou son groupe proche. Car au-delà de la mangeoire devant laquelle nous place le confinement, et derrière les oeillères de notre champ d'analyse façonné par les informations standardisées que nous produisons et consommons, que cela soit en tant que spécialiste du monde d'avant, ou analyste amateur du même; les vivants sortiront bientôt de chez eux, pour évoluer dans un nouveau monde, dont on pressent qu'il sera nécessairement plus regardant quant à la liberté des uns.

La crainte de l'effondrement, dont l'hypothèse n'est jamais à exclure pusiqu'à tout moment des événements exogènes (collision de météorite, éruption solaire massive,etc) peuvent intervenir; cette crainte sera refoulée dans les premiers temps de la libération, nous nous rêvons tous une libération spontanée, festive, nous embrassant les uns les autres dans la joie retrouvée, célébrant l'été dans le labeur et l'amitié.

Il est cependant plus probable que nous nous retrouvions à haïr collectivement l'ennemi extérieur, avec la peur au ventre de perdre ou de devoir retrouver un emploi pour pouvoir assurer des besoins fondamentaux. Qu'est-ce qui se cachera derrière le visage de Goldstein ? Le nom même de la pandémie ressemble à un objet technologique, dont nous pouvons craindre la nouvelle version, avec toujours plus de fonctionnalités, et face à laquelle la plus grande partie de l'humanité laborieuse ne pourra pas être à la page.

Et si ce n'est pas une nouvelle version d'un virus destructeur, ce sera quelque autre objet vers lequel sera concentrée la minute de la haine, qui nous maintiendra dans l'état d'ânes-perroquets baissés dans la mangeoire, récitant à qui le sait déjà les derniers vecteurs de crainte, les nouveaux devoirs, les bonnes pensées, les baumes rassurants, les narcotiques puissants nécessaires à l'apaisement du corps de l'animal trop puissant pour que sa liberté ne soit plus autre chose qu'un risque pour soi, les autres, la société.

C'est un exercice d'improvisation auquel nous assistons en ce moment. J'imagine cependant que des investissements massifs auront lieu dans la robotique et l'intelligence artificielle, qui remplaceront à terme les emplois de 'seconde ligne' pendant la crise (caissiers, livreurs, ouvriers...); des outils de diagnotic individuels permettant des réponses plus rapides dans le cas d'épidémies; une sorte de revenu universel permettant aux populations sans emploi de se ravitailler, assorties de contraintes quelconques pour en justifier l'application auprès des méritocrates et évitant à la plèbe de se soulever; des drones policiers remplaçant peu à peu les caméras fixes et leurs angles morts.

Applaudissez-donc.

Jour 12
Dimanche 29 mars 2020
Symptômes: très léger retour du goût et de l'odorat.
Foule, houle.




Je suis séduit par les visualisations des mouvements de bancs d'oiseaux, qui, devenus par le nombre de simples cellules nerveuses, participent à l'organisme général dont je me repais les pupilles.

Il manque sans doute une troisième dimension pour que ces structures, quand elles sont le fruit de l'activité des humains, me soient aussi touchantes esthétiquement. Elles sont pourtant tout aussi intéressantes, pour l'animal instrospectif que nous sommes.

Regardez après tout le ballet des points humains dans une gare très occupée, dans les temps d'activité normaux qui précédaient ce mois de mars 2020: la somme des volontés de chaque agent, suivant chacun son objectif, génère une structure entremêlée de spaghettis vectoriels. Interrogés individuellement, chacun de ces agents pourrait rationnaliser son parcours, s'il prenait le temps d'analyser la moindre de ses trajectoires pour se frayer un chemin dans la soupe collective. Pourtant, tout comme ces bancs d'oiseaux, il aura été cellule d'un organisme, porté par les flux nécessaires des grandes masses dont les points d'origine se perdent dans la continuité inextinguible de mouvements et contre-mouvements fractaux, qu'on peut aussi se plaire à observer dans des liquides colorés.

Imprimez un stress sur cette structure, et elle montre un comportement général, par les métamorphoses qu'elle subit alors d'une façon nouvelle. Là encore, chaque agent pourrait aller de son explication quant aux choix stratégiques qui l'auront poussé à suivre telle personne, à se cacher dans telle zone de la gare, à écraser un enfant tombé à terre, à tout faire pour s'extraire de la zone stressée. Or, de loin, toute foule se fait liquide, plus ou moins épais et visqueux selon les contenants. Chacun des choix individuels, dont les agents pensent être la cause, ne sont que des ajustements mineurs dans la marée inévitable qui dicte à la foule liquide, d'après le contenant qui l'enclos, la forme et l'intensité de la houle.

Je suis obsédé par cette idée qu'une portion très majoritaire de l'humanité se retrouve baignée brutalement dans un même contenant, dont la structure est déterminée par les informations que nous ingurgitons collectivement chaque jour, sur un seul sujet, celui de la pandémie qui touche l'humanité. Je me sais porté par la vague, dont les réflexions exposées ci-dessus me prouvent que leur caractère distancié et analytique ne sont peut-être pas autre chose que des gesticulations mineures d'une cellule dans le plasma collectif, dont le mouvement général m'est imposé, quoi que je fasse. Toutes les réactions, par définition, en seraient des extensions. Y compris ne pas agir.

Jour 11
Samedi 28 mars 2020
symptômes: très léger retour du goût et de l'odorat, diminution notable de la congestion nasale. Un peu de toux sèche le soir.
Blank slate.




Sur une toile virginisée, je trace l'hexagrille de mon prochain tableau. Nouvelle résolution d'hexels de deux centimètres de hauteur, qui me laisseront largement la place pour styliser les glyphes que je peindrai à l'intérieur, pour dire dans mon langage ce que je laisserai aux courageux qui prendront la peine presqu'inutile de me décrypter.

Il n'est pas impensable que la démocratie ait tiré sa révérence pour un moment, ou que les conséquences politiques et sociales de ce printemps 2020 se traduisent par un état d'urgence permanent réduisant à néant ce qu'il restait de vie privée, ou encore de liberté.

L'état de guerre permanent est ce qui caractérise la vision de George Orwell dans son 1984, et qui permet à l'autorité de maintenir les populations dans un asservissement laborieux. Quand je lisais Retour au Meilleur des Mondes de Aldous Huxley, dans les années 1990, je me sentais d'accord avec lui, quand il écrivait que le monde qui s'annonçait aurait plus de chances de ressembler à sa vision qu'à celle, trop stalinienne, d'Orwell. Une vision latérale qui emprunterait à celles de ces deux génies pourrait évoquer ce qui se profile pour nous autres maintenant. D'une part, la privation des libertés, associée à la dimension coercitive d'un appareil d'état mondial pouvant faire violence au corps, et de l'autre, l'accès facilité aux plaisirs physiques permettant la décharge des frustrations générées par l'ordre. Car c'est sans doute panem et circences qui faisait défaut chez les membres du parti dans 1984, pour pérénniser la structure de la société, et le gin répugnant mis à leur disposition ne pourrait jamais suffire à mettre en sommeil toutes les frustrations d'un monde où la pensée est interdite, où le sexe est prohibé, le moindre geste du corps surveillé et puni; alors que le narcotique sans effet secondaire du soma d'Huxley, combiné à une sexualité libérée, autorise des trips salvateurs pour la stabilité du système.

Aussi, s'il est plus facile de trouver dans notre monde bien réel des expédients qui ressemblent au soma, le contexte des privations nécessaires des libertés ajoute une touche Orwellienne très préoccupante pour qui la pensée libre est une quête vitale.

Aurons-nous demain encore les mots pour vouloir être libres, pour pouvoir le penser ? Ou sera-t-il trop tard, car à l'idée de liberté se seront agrégées celles de danger, de risque, de mort; et, passées dans le domaine moral par l'assaut émotionnel d'événements traumatisants comme le terrorisme, les pandémies, les crises sociales; associée au mal ?

Toute l'humanité est mise au diapason, sur la même résonnance panique, simultanément. Cela n'est jamais arrivé auparavant. S'il restait des différences entre les cultures locales, voilà qui aura tâché de les lisser, laissant un terrain sans défaut pour dégager une conformité générale, pour déployer des sources uniques d'information, de redéfinition, de pensée.

Et si les crimes odieux qui sévissaient hier en seront heureusement chassés, la liberté aura été emportée parmi les déchêts. Mais la liberté n'est ni un crime, ni un déchêt. Elle ne le sera jamais, quand bien même nous ne pourrions plus la penser sans danger, quand bien même nous nous ferions exclure du corps social pour oser la penser, dans ce nouveau monde.

Jour 10
Vendredi 27 mars 2020
Symptômes: perte totale du goût et de l'odorat, congestion nasale non bloquante.
Mon chevalet.


Une forme de darwinisme0 a lieu dans mon atelier.
Comme je n'ai pas à peindre pour pouvoir me nourrir, je dispose du luxe pour peindre ce que je veux, au rythme que je souhaite, et sans la contrainte du goût d'un public que je devrais séduire pour lui en soutirer subside.

Ce défaut de prostitution conduit donc à l'accumulation des tableaux imprésentés et invendus, dont les dates de création remontent parfois à vingt ans dans le passé, et forment l'empreinte du passage des anciens je dans le monde.

Mais plutôt que de toujours faire oeuvre nouvelle d'un support sans passé, il me plaît de sélectionner celui des tableaux que j'ai peints qui me plaît le moins, pour le soumettre à la question.

Est-ce que tu vibres1 ?

La réponse est parfois immédiate, et dans ce cas le tableau, dépoussiéré, est passé au gesso pour le virginiser.

Quand cependant il advient que la réponse ne soit pas spontanée, j'admets alors qu'il doit bien exister quelque part sur cette surface quelque intérêt, et lui laisse alors le répit de quelques heures ou quelques jours, exposée à l'oeil libre, dans l'attente du jugement. Si je ne me décide toujours pas à l'anéantir, il se peut qu'elle reste en probation pendant des années, attendant le jour où elle repassera devant la barre, placée plus haut ou plus bas peut-être.

Des tableaux que j'ai ainsi sacrifiés, il reste toujours l'histoire de la touche, qui se lit sur la surface recouverte, et qui immpose parfois au nouveau tableau d'emprunter des routes, forçant le respect de l'aïeul enterré, en évitant de trébucher sur l'oppidum.

Dans sa geste palimpsestique, l'oeuvre vibre alors aussi par le dessous, par l'antérieur.

Il se peut que l'oeuvre nouvelle ne convienne pas. Elle repasse alors devant le tribunal de mon goût. Certaines de ces toiles portent cinq ou six couches d'ancêtres superposées.

Aujourd'hui c'est ton tour.

0 . Le sens commun attribué à ce terme n'a en fait rien à voir avec les théories de Darwin. La survie des formes les plus adaptées n'implique en effet pas nécessairement le caractère guerrier et sans merci de la vision dévoyée du 'survival of the fittest', comme le chapitre accordé à la coopération dans The Origin of Species le montre clairement. 1 . cette question n'est pas sans rappeler la méthode KonMari, visant à questionner les objets pour révéler et évaluer l'attache émotionnelle de son possesseur. La question est généralement traduite par "Est-ce que tu me mets en joie ?", pour éviter le caractère involontairement comique d'une connotation sexuelle du verbe vibrer associé à un objet.

Jour 9
Jeudi 26 mars 2020
Symptômes: perte totale du goût et de l'odorat, congestion nasale non bloquante.
Et sans ?


Si je te retire le sucre, si j'exclus ta nicotine, si je t'enlève le gras, si j'élimine internet et ostracise ta télévision, si j'épure ta bibliothèque, si j'exécute ton téléphone, si je t'offre du papier, une plume, de l'encre, du temps; si je fais tout cela pour toi, auras-tu des idées ?

Voudras-tu alors descendre dans la rue, bravant l'autorité, pour embrasser les humains ?

Peut-être même que tu auras d'autres idées, en reparlant avec les autres. Des idées dangereuses.

Peut-être alors qu'il faudra l'armée pour casser le printemps.

Jour 8
Mercredi 25 mars 2020
Symptômes: quelques éternuements, début de congestion nasale.
L'aronde.


Des visages dans les choses
Des pointes de blanc dedans
Pour qu'un éclat en éclose
Des mimiques d'accident

A six mètres devant soi
La santé des uns déçoit
A trente mètres de haut
C'est un si calme chaos

On lancera de la propreté sur le monde
Quand on aura fui le spectacle des tombes
De ces branches qui nous épargnent l'hécatombe
On regarde à la peau de l'eau passer l'aronde

Déphasage dans les doses
Du dieu de la folie
Quand le rythme se dépose
Sur l'ancien monde aboli

Et de loin elle respire
Conjointe en toutes couleurs
On voudra se rassoupir
Quand crèveront les douleurs.



Jour 7
Mardi 24 mars 2020
1 sortie: supermarché
La mort asymptotique.


C'est une curieuse idée que j'ai notée il y a un an sur un carnet. Elle est curieuse, parce qu'elle pourrait peut-être mettre d'accord les rationnalistes et les mystiques sur le sujet de la mort.






J'ai grandi avec la notion qu'à l'occasion de ma mort, tout serait fini, pour toujours, que mon corps se désintègrerait, rendant au monde et sous la forme de poudre les particules qu'il avait prêtées pour l'assemblage organique qui m'aurait vu évoluer de ma conception jusqu'à mon arrêt complet.

J'entendais aussi autour de moi se diffuser les hypothèses d'une vie après la mort, non pas celle des organismes nourris par ma putrescence, ni de la distribution de mes atomes dans d'autres vivants, mais bien celle de mon âme. Ces hypothèses, sous la forme de croyances souvent religieuses, bénéficiaient d'un taux d'adhésion immense, y compris chez les athées, d'une façon subreptice, comme la persistance d'une strate infantile et superstitieuse.

Aussi séduisante qu'était l'idée de continuer dans l'utopie de ces paradis, je n'ai jamais pu me départir de l'incompatibilité inhérente à l'expression même de "vie après la mort", comme sont irréconciliables l'eau et l'huile, sans le secours manufacturé des techniques autorisant leur mayonnaise, et dont l'apparente homogénéité cache une structure définitivement hétérogène.

J'entendais aussi parler de ces expériences de mort imminente, qui voyaient s'affronter les tenants des deux théories (rien, ou la vie), dans la tentative de justifier les récits des revenants par les axiomes de leurs croyances (ce n'est que de la chimie, ou c'est la preuve que la vie continue après la mort).

Et si mourir était une expérience d'un déclin asymptotique de la conscience ?

Asymptote, au sens figuré: une chose vers laquelle on tend sans parvenir à l'atteindre.

Et si mourir pouvait se comparer à l'expérience de pensée consistant à se figurer tombant peu à peu dans un trou noir, où, du point de vue de l'observateur extérieur, tout est figé, mort, inerte; mais du point de vue de celui qui tombe, du mourant, sa perception du temps serait celle d'une extension et d'un étirement jsuqu'aux plus infimes miettes de l'infini ?

Cette expérience chimique serait vécue comme une forme d'éternité, dans ce temps étiré où il reste encore quelque charge dans le réseau des neurones, éternité que le mourant peuplerait de lui-même avec son histoire, ses désirs, souvenirs, croyances, frustrations, sans jamais se rendre compte de la réduction de l'espace-temps de cette expérience.

Du point de vue du mourant, donc, baigné dans la chimie d'un cerveau à la fermeture, le paradis ou l'enfer seraient possibles, façonnés par les informations qu'il aura cumulées de son vivant, et vécus comme une éternité, comme l'astronaute qui tombe dans un trou noir et pour lequel, peu à peu, le temps s'étire.

Le mourant ne ferait jamais l'expérience de l'arrêt du système à cause de sa perception du temps progressivement ralenti.

Emmener avec soi une conscience tourmentée ferait de ce voyage un enfer interminable. Mais un criminel peut avoir une conscience tranquille, et profiter de ce long coucher de soleil en sirotant le jus de ces désirs. Dans ce voyage, pas de mérite, pas d'autre punition que celle qu'on vivait déjà du temps commun.

Jour 6
Lundi 23 mars 2020
Choses vues.


Avec six mètres de balcon, je suis des privilégiés. Pour rappel, voici la liste des privilèges parmi les confinés, partant de zéro:

Usant de mon privilège de pouvoir aller et venir d'un pas dynamique sur mon balcon, respirant l'air apaisé de l'humanité en sommeil, je suis toutefois la proie des regards. C'est que ces barres d'immeubles se sont changées en arènes, depuis une semaine, et que le moindre mouvement humain qui n'est pas le sien propre est l'occasion d'un spectacle nouveau, même s'il est répétitif et d'une banalité affligeante, comme l'est ma promenade dynamique. Six mètres vers le nord, six mètres vers le sud, i++

Je vois quelques têtes dépasser du bord des fenêtres, tournées dans ma direction, pour assister à la ronde. Faut-il qu'ils s'ennuient sèchement, pour y trouver pitence !

Jour 5
Dimanche 22 mars 2020
Questions sous l'occupation.


Es-tu riche ?

Cette parcelle du monde qui s'est enserrée de force autour de ton corps te montre-t-elle l'agencement de tes pensées ?

Est-ce encore une attente, ou juste ta vie qui s'égrenne, tout simplement ?

A quoi ressemblent ces rares minutes pendant lesquelles une solitude solide existe derrière tes yeux ?

Quand les enfants dorment enfin, que tes pupilles sont lasses des écrans, que ton estomac est plein, que tu espères que les applaudissements de demain soient terminaux ?

Que fais-tu de tes mains ?

Et construis-tu des promesses, poses-tu des briques sur tes églises de demain, comme autant de grains de sablier ?

Et quelles sont tes promesses ?

Jour 4
Samedi 21 mars 2020
1 sortie: supermarché
Des applaudissements.


Oui, pourquoi pas prolonger son être à travers des ondes sonores à l'heure dite. Imaginons les motivations possibles qui peuvent jeter de la lumière sur cette culture soudaine qui consiste à applaudir, hurler, siffler, hulluler, à vingt heures chaque soir:

A quelle catégorie appartenait ce voisin immédiat, qui choisit à vingt heures de mettre à pleine puissance une baffle qu'il avait installée sur son balcon, pour couvrir les applaudissements avec de la musique habituellement assénée dans les boîtes de nuit, et quand les applaudissements cessèrent, de laisser le son pendant trente minutes?


Jour 3
Vendredi 20 mars 2020
La Corée, la Corrèze.


"La courbe de la Corée est rassurante", entend-ton par-ci. Et quand Tulle se prépare au triage, les rues de Séoul sont curées à la brosse à dents.

"Oui mais c'est une population qui peut accpeter des niveaux de contrôle plus élevés que la nôtre", répond alors un sachant.

"... et 1940 ?"

"Qui a dit ça??"

Je ne vois pas pourquoi l'on aurait perdu les réflexes d'il y a 80 ans. Si nos sociétés survivent, peut-être qu'en prenant de plein fouet la socialisation des pertes, ladite population avalisera un contrôle plus ferme, une réduction des libertés, une transparence. Après tout, c'est ce qui se file depuis le 11 septembre 2001.

On entendra les cohortes répéter la main sur le coeur que tout va bien, parce quelles n'ont rien à cacher. On enverra des boucs dans le désert, pour pouvoir se concentrer sur les paramètres de son dessert.

Dans un monde vitré où tout serait visible de mes actions, j'aurais la prétention de croire que je suis libre dans mes pensées. Pourtant j'ai le nez dans l'avoine toute la journée. D'écrans en écrans et d'apnées en apnées.

Mes pensées aussi sont transparentes, pour la machine apprenante qui m'indique gentiment les routes à emprunter. Réseaux Sociaux, plateformes de streaming, tout autant de routes balisées sur le trottoir desquelles nous avancerons dociles.

La liberté est un fossile. Même mort, son étude nous enseigne le vivant.



Jour 2
Jeudi 19 mars 2020
1 sortie: supermarché
Une épure de l'étuve.


C'est sans doute cela être bourgeois maintenant, avoir le luxe de penser le ventre plein, devant un morceau de nature non violenté.

J'aimerais télécharger directement dans la rétine et le coeur des sauveteurs du monde entier le caractère paisible et intemporel d'un matin de silence.

Pour éteindre l'incendie des paniques, la morsure des fatigues, les jambes lourdes, et la pierre à pousser, encore, la mort, encore, la mort, encore.

Ces oiseaux heureux qui fendent l'air doux sans nuage ce matin, ces deux merles qui se font face avant de se poursuivre en spirale entre les branches du grand sapin, ces pigeons épais occupés à piquer le sol avant de révérer les femelles fuyantes, sont-ils en capacité de s'étonner de cette nouvelle donne, qui leur offre des territoires respirables, des nuitées paisibles et silencieuses, des insectes à profusion ?

Que j'aime à voir de mon balcon passer les concerts de cette parcelle de nature enfin libre.

Je veux les graver dans vos coeurs, les sauveurs de demains.



Jour 1
Mercredi 18 mars 2020
Observations avec un peu de bile.


Curieuse guerre
fronts chauds
blancs militaires
couvrent de chaux
cet ancien monde.


Aller et venir sur une portion d'escalier pour faire travailler mon coeur. Le contact des chaussons sur le tapis mou, le silence là aussi.

Aller et venir sur une portion de balcon, quand le soleil m'est encore masqué.

Comme accorte est la courbure du ciel, depuis le plat de ma cellule !

Hier soir, depuis leurs cellules respectives, les voisins ont applaudi. Guerre curieuse, de la lumière se dépose sur des paradoxes de l'intinct grégaire. Toi qui applaudis, tu laissais crever celui-là il y a quelques jours à peine. Tu le laissais crever sur sa pisse, en pensant à ta retraite aux flambeaux.

Je ne crache pas sur la ville multicolore, et si je ne peux passer, je peux l'aimer.

C'est aussi une expérience à l'échelle mondiale. Quand cela sera terminé, toi qui applaudissais hier voudras peut-être renoncer demain à d'autres libertés. La liberté est un danger, par définition, par ce qu'elle échappe en partie à la prévision. C'est une expérience mondiale, celle qui place chaque individu connecté précisément à son domicile.

On dissèque mieux un animal mort, parce qu'il ne se meut pas.

Tiens-toi loin des foules quand celles-ci sont excitées par la peur, le désir ou la haine. Ceux qui s'applaudissent d'applaudir les oreilles occupées des soignants au labeur, sont les mêmes qui auraient pu tuer, dans des circonstances plus critiques, pour un sachet de plastique rempli de rouleaux de cellulose permettant aux culs de se démerder, dans l'édicule assaini.

Qu'ils apprennent à se le laver, le cul, plutôt que la conscience.



Jour 0
Mardi 17 mars 2020
Incipit, vite.


Le duvet perdu d'un oiseau flotte doucement vers le sol. Derrière la fenêtre, l'air frais porte le goût du printemps qui vient. Je m'en étonne, m'en félicite, le partage à K qui s'éveille à peine.

Il fait silence pour le moment. La menace invisible se doublera à midi de celle, légitime, de la maréchaussée.

J'imagine alors que des malins viendront se précipiter à l'ouverture du magasin qui épouse la route. Je fais part de cette prévision à K, qui se lève, et qui vient humer l'air parfumé du dehors.

Je vois peu à peu une queue former sa quenouille devant les portes filtrantes du magasin. Les particules humaines, filtrées, pourront y accumuler des pitences, et des objets divers. Certains sortent les bras chargés de papier-cul. Saine occupation, peut-être, de s'essuyer le cul quand si sage il devra rester, ce cul.

Je fais part à K d'une indignation un peu feinte, avant de zoomer arrière sur la planète, le système solaire, la galaxie, et de me perdre dans la félicité de ma vaine et supérieure distance de demi-philosophe en repos forcé.

Et puis sonne midi. Des enfants continuent encore de courir entre les jambes de vieillards aux cabas ralentis.

Et puis c'est midi quatre et il ne se passe rien. Pas d'arrestations. Pas de blindés dans les ruelles de Boulogne-Billancourt. Je ne m'en étonne pas vraiment. Je crois dire à K que si des blindés devaient se positionner, ce n'est pas ici qu'ils le feraient. J'ai peut-être gardé cette pensée pour moi.

Après tout, elle travaille K, aujourd'hui. Elle télétravaille.

Et puis rien.

Une alarme de premier mercredi dans l'air, sans le son. Les chants inspirés des merles séducteurs. Le piallement régulier et ennuyeux du pic-pic local, avec son accent boulonnais.

Un voisin entreprend de percer ses murs. Béni soit le temps des travaux pour lui, pendant que K et moi bilons sur l'empafferie notable d'une telle entreprise, à cet instant percé de la vie.

Ce soir, peut-être, sommes-nous sains.

C'est terrifiant, c'est intéressant.


Alec Lloyd Probert © 2020