La mort asymptotique.
C'est une curieuse idée que j'ai notée il y a un an sur un carnet. Elle est curieuse, parce qu'elle pourrait peut-être mettre d'accord les rationnalistes et les mystiques sur le sujet de la mort.

J'ai grandi avec la notion qu'à l'occasion de ma mort, tout serait fini, pour toujours, que mon corps se désintègrerait, rendant au monde et sous la forme de poudre les particules qu'il avait prêtées pour l'assemblage organique qui m'aurait vu évoluer de ma conception jusqu'à mon arrêt complet.
J'entendais aussi autour de moi se diffuser les hypothèses d'une
vie après la mort, non pas celle des organismes nourris par ma putrescence, ni de la distribution de mes atomes dans d'autres vivants, mais bien celle de mon
âme. Ces hypothèses, sous la forme de croyances souvent religieuses, bénéficiaient d'un taux d'adhésion immense, y compris chez les athées, d'une façon subreptice, comme la persistance d'une strate infantile et superstitieuse.
Aussi séduisante qu'était l'idée de continuer dans l'utopie de ces paradis, je n'ai jamais pu me départir de l'incompatibilité inhérente à l'expression même de "vie après la mort", comme sont irréconciliables l'eau et l'huile, sans le secours manufacturé des techniques autorisant leur mayonnaise, et dont l'apparente homogénéité cache une structure définitivement hétérogène.
J'entendais aussi parler de ces expériences de mort imminente, qui voyaient s'affronter les tenants des deux théories (rien, ou la vie), dans la tentative de justifier les récits des
revenants par les axiomes de leurs croyances (ce n'est que de la chimie, ou c'est la preuve que la vie continue après la mort).
Et si mourir était une expérience d'un déclin asymptotique de la conscience ?
Asymptote, au sens figuré: une chose vers laquelle on tend sans parvenir à l'atteindre.
Et si mourir pouvait se comparer à l'expérience de pensée consistant à se figurer tombant peu à peu dans un trou noir, où, du point de vue de l'observateur extérieur, tout est figé, mort, inerte; mais du point de vue de celui qui tombe, du mourant, sa perception du temps serait celle d'une extension et d'un étirement jsuqu'aux plus infimes miettes de l'infini ?
Cette expérience chimique serait vécue comme une forme d'éternité, dans ce temps étiré où il reste encore quelque charge dans le réseau des neurones, éternité que le mourant peuplerait de lui-même avec son histoire, ses désirs, souvenirs, croyances, frustrations, sans jamais se rendre compte de la réduction de l'espace-temps de cette expérience.
Du point de vue du mourant, donc, baigné dans la chimie d'un cerveau à la fermeture, le
paradis ou l'enfer seraient possibles, façonnés par les informations qu'il aura cumulées de son vivant, et vécus comme une éternité, comme l'astronaute qui tombe dans un trou noir et pour lequel, peu à peu, le temps s'étire.
Le mourant ne ferait jamais l'expérience de l'arrêt du système à cause de sa perception du temps progressivement ralenti.
Emmener avec soi une conscience tourmentée ferait de ce voyage un enfer interminable. Mais un criminel peut avoir une conscience tranquille, et profiter de ce long coucher de soleil en sirotant le jus de ces désirs. Dans ce voyage, pas de mérite, pas d'autre punition que celle qu'on vivait déjà du temps commun.